HADÈS Archéologie

Cours du Maréchal Juin

Fiche

Résumé

La fouille préventive réalisée au 9 cours du Maréchal-juin à Bordeaux (33) a été prescrite par le service régional de l’Archéologie d’Aquitaine dans le cadre de la construction, par Bouygues Immobilier, d’un immeuble d’habitation. La parcelle étudiée (1050 m2) se situe dans le centre-ville, entre le quartier Mériadeck, la Cité judiciaire et la cathédrale Saint-André. La parcelle se situe à l’ouest du cœur de la ville du Haut-Empire et de l’enceinte du Bas-Empire qui entourait l’agglomération à partir de la fin du IIIe siècle apr. J.-C. (fig. 1). À l’ouest du rempart antique, la terrasse alluviale est découpée par le Peugue et la Devèze qui prennent leur source dans les Landes de Bordeaux. Entre les boulevards et les cours modernes, établis sur la lice de l’enceinte du XIVe siècle, ces ruisseaux ont longtemps formé un hydrosystème tressé, fait de ramifications et d’interconnexions complexes. Cette zone « humide » des « marais de l’Archevêché » ou « de la Chartreuse » comme on l’appelait à l’époque moderne, s’est vraisemblablement formée à la suite de l’édification du rempart, qui a nécessité de reporter hors les murs la confluence Peugue-Devèze, et a constitué un frein à l’écoulement de l’estey. Dans ce schéma, les eaux surabondantes que l’enceinte n’a pas manqué de retenir sont très vraisemblablement à l’origine de la constitution d’un marais à la fin du Moyen Âge. C’est au sein de cet ensemble, aujourd’hui occupé par le cimetière de la chartreuse Saint-Bruno et par le quartier de Mériadeck, que s’est implantée l’occupation antique observée lors de la fouille.

Cette dernière a livré de nombreux vestiges témoignant d’une longue occupation du site, depuis le Haut-Empire jusqu’à l’époque moderne. L’ensemble de l’occupation antique est centré autour d’un large paléochenal (EA 445) qui occupe le flanc sud de l’emprise de fouille et traverse d’ouest en est la parcelle (fig. 2). L’établissement antique se développe sur la berge nord du cours d’eau, la rive sud se perdant sous la berme méridionale, hors du périmètre d’intervention. Six états ont ainsi été identifiés.

La première phase, datée du premier quart du Ier siècle apr. J.-C., se caractérise par des travaux de drainage du secteur, matérialisés sous la forme de petits fossés creusés dans le socle argileux.

La deuxième phase d’occupation, datée moins précisément de la première moitié du Ier siècle apr. J.-C., est marquée principalement par les premières installations structurées (bâtiment, sols de circulation). Un petit bâtiment, non circonscrit, fondé sur solins et sablières (EAS 151) se développe sur le flanc nord-est de la fouille. Son plan et sa fonction restent indéterminés. Des niveaux argileux, assez homogènes, pourraient constituer le témoignage d’un petit épisode de crue.

La troisième phase est datée d’entre le milieu du Ier siècle apr. J.-C. et la fin du IIsiècle. Elle se caractérise par de grands travaux de stabilisation de la berge et du chenal, ainsi que par le développement de l’activité sur la rive nord. La stabilisation est illustrée par la mise en place d’une rangée de pieux battus en aulne (AL 1) et d’un possible clayonnage (fig. 3). Le fond du chenal est enroché afin de stabiliser le lit et la berge en maintenant un flux d’écoulement qui limite la charge de fond, la sédimentation latérale et l’affouillement du socle naturel, très meuble. Il pourrait également avoir pour fonction de prévenir les débordements en concentrant le flux dans une ligne unique et plus profonde. Afin d’assurer le maintien de la berge, un mur de rive est édifié parallèlement au chenal (MR 78-121). Un bief, et peut-être une machine à roue, sont à cet instant construits. Le bief est signalé par l’installation de plusieurs lignes de pieux battus en aulne et en chêne (fig. 4). Il a pu être observé sur une dizaine de mètres de long. Ses parois étaient maintenues par deux alignements parallèles de pieux et vraisemblablement par un clayonnage dont il ne reste aucune claie. Cependant, plusieurs pieux présentent des traces nettes de liens qui pourraient témoigner de sa présence. L’hypothèse d’une machine (noria ou moulin) en lien avec le bief est étayée par des traces d’ancrage visibles dans le mur de rive et par la découverte, dans les niveaux sus-jacents, de plusieurs pièces de roues réutilisées lors de la phase suivante. L’absence de fragments de meule et la présence à l’arrière de l’aménagement d’un grand bassin (EA 303) nous a incité à envisager l’existence d’une noria plutôt que d’un moulin. Le bassin-réservoir, dont on n’a pas retrouvé de structure d’adduction, pouvait être alimenté depuis le chenal par une noria et une goulotte aérienne (fig. 5). La présence de fragments d’amphore de Lipari et de restes fauniques pourrait suggérer un lien avec le travail de traitement du cuir, et plus particulièrement avec les étapes de la trempe et du reverdissage. Les peaux étaient laissées à tremper dans l’eau, de quelques heures à plusieurs journées. Ce travail pouvait s’effectuer directement en rivière ou dans des bassins dont l’eau devait être continuellement renouvelée.

La phase IV est datée de l’intervalle fin IIe siècle apr. J.-C. – Ve siècle. Néanmoins, les données pour le IVe siècle apr. J.-C. et le Vsiècle restent relativement rares. Les temps fort de l’occupation de la phase IV semblent être centrés à la fin du IIe siècle apr. J.-C. et au IIIe siècle. Cette phase correspond à un nouveau développement des structures artisanales sur la rive nord. Le bassin-réservoir est comblé et cède sa place à un espace ouvert structuré dans lequel sont édifiées des cuves oblongues en bois qui pourraient correspondre à des cuves de tanneurs (fig. 6). Les fragments d’amphore de Lipari, retrouvés en grande quantité, renvoient de manière concomitante au tannage minéral à l’alun. L’outillage identifié dans les niveaux archéologiques (alènes, couteaux, poinçons, stylets, aiguilles, pesons) renforce également l’hypothèse de la présence de cet artisanat. L’identification d’un couteau à ébourrer atteste des opérations d’écharnage/dépilage qui pouvaient s’effectuer en bordure de la rivière. À l’est des cuves, une grève est aménagée et une large plateforme en bois (ATT 243) est construite (fig. 7). Sa forme n’est pas sans rappeler celle d’une cale de halage ou d’un débarcadère. Un pieu, découvert à la limite du chenal et des hautes eaux (ST 198), correspond assurément à une structure d’amarrage. Les traces des cordages sont encore parfaitement visibles. Cette plateforme peut également s’accorder avec les activités de tannerie et plus particulièrement avec ses phases de travail de rivière. Un accès adapté au cours d’eau est nécessaire au cours des premières opérations qui constituent l’ébourrage et l’écharnage. L’aménagement pourrait alors également correspondre aux postes de travail des ouvriers tanneurs et de leur chevalet de rivière. À la fin de la phase IV, l’occupation structurée autour du chenal et de l’artisanat du cuir se dégrade rapidement et se couvre de dépotoirs et de couches d’abandon.

La phase VI est illustrée par la présence, au sein des accumulations tourbeuses du marais, d’une structure de franchissement, de type pont-long, édifiée sur poteaux en chêne (PAS 12, fig. 8). Très arasée, cette structure n’est pas sans laisser des problèmes de compréhension de sa mise en œuvre et de son architecture. Une vingtaine d’éléments ont pu faire l’objet d’une datation dendrochronologique : le faisceau de datation est assez hétérogène, les dates d’abattage étant dispersées sur près de 250 ans. L’ensemble des datations obtenu suggérerait un entretien de l’ouvrage sur un temps assez long, entre la fin du Xe siècle et la fin du XIIIe siècle. Néanmoins, il apparaît prudent d’émettre l’hypothèse que l’ouvrage a été édifié à la fin du XIIIe siècle, la date d’abattage de la pièce la plus récente provenant d’un chêne abattu dans l’hiver 1248/1249.

Les résultats obtenus à l’issue de la fouille offrent une vision inédite de ce secteur de la ville dont les occupations romaines ont longtemps été sous-estimées. La fouille a constitué une fenêtre d’observation réduite, mais privilégiée, permettant d’étudier une partie des composantes d’un quartier urbain à vocation artisanale, installé en bordure de rivière, dans un secteur de la ville longtemps considéré comme insalubre en raison de la présence de marécages.

Jérôme Hénique